Friday, April 15, 2016
MJM/0416/008
Port-au-Prince, le 15 avril 2016
Son Excellence
Monsieur Jocelerme PRIVERT
Président Provisoire
Palais National
Monsieur le Président Provisoire,
Deux mois après la fin de mon mandat et après avoir négocié et signé
avec vous, en votre qualité de Président du Sénat, conjointement avec le
Président de la Chambre des Députés, un accord de sortie de crise, le
pays est menacé par une crise plus profonde que je voulais éviter.
En effet, en signant cet accord, j’ai voulu éviter au pays une crise politique après le coup du 22 janvier 2016
et contribuer à l'exercice du jeu démocratique; c’est dans cet esprit
que j’ai quitté mes fonctions à la date prévue par la Constitution, en
m’assurant, comme il a été prévu, que le pouvoir soit transmis, le 14 mai 2016, à un Président légitime, issu d’élections.
Dois-je
encore vous rappeler, Monsieur le Président Provisoire, que cet accord a
été rédigé par vos soins, suivant vos propres termes et conditions et
vous en êtes, par la suite, devenu le principal bénéficiaire,
responsable direct de sa mise en œuvre ?
Il
est inconcevable qu'après deux présidences à vie consécutives, ayant
duré trente ans, le pays ne parvienne, trente ans plus tard, à
organiser des élections qui ne fassent l’objet de contestation et qu’il
soit toujours utile de se référer à l’arbitrage de la communauté
internationale pour trancher. Ce constat choque tant les observateurs
nationaux qu’étrangers.
Il est anormal que certains
politiciens haïtiens recourent à tous les stratagèmes, du mieux qu'ils
peuvent, pour empêcher la tenue d’élections et que l'on offre au monde
entier le spectacle navrant qu'eux tous n’étaient motivés que par des
intérêts personnels et mesquins. Un grand nombre de ceux qui se sont
montrés hostiles à la tenue des élections se sont fait nommer au
gouvernement de transition qu’ils veulent convertir en gouvernement
définitif, sans recourir à la voie des urnes, en utilisant tous les
artifices. La nouvelle donne consiste à séparer à l’amiable,
copain-copain, le pouvoir exécutif avec les sénateurs, comme une sorte
de butin de guerre que l’on repartit entre des officiers vainqueurs. Le
Sénat est rendu quasiment dysfonctionnel aujourd’hui
parce qu’aux sénateurs sont offertes des fonctions administratives à
titre de récompense - les Sénateurs abandonnant le Parlement pour
devenir ministres. Cette approche ne va pas tenir la route, Monsieur le
Président provisoire.
Le
Gouvernement actuel se donne un agenda étendu voire illimité qui ne
correspond nullement à son mandat, circonscrit dans l’accord signé entre
vous et moi le 5 février 2016. Cette démarche ne va pas permettre de résoudre la crise, elle va plutôt l’aggraver.
Il
est urgent d'engager le processus d'organisation du second tour des
élections présidentielles et qu’un gouvernement légitime soit mis en
place dans les délais prévus. Il serait raisonnable que l'on cesse
d'utiliser des subterfuges pour grignoter quelques mois sur les mandats
des élus à des fins inavouables. Le pays ne pourra pas tirer avantage
de la répétition de cette situation consistant en cette pratique de
vouloir remplacer un gouvernement constitutionnel par un gouvernement
provisoire, et le renvoi des élections réglementaires sine die pour
laisser un certain temps de gestion à ce gouvernement provisoire. Je
voudrais en connaitre la motivation... Une telle situation va continuer à
augmenter la précarité et entacher l'image du pays aux yeux de nos
partenaires- bien entendu ceux qui n'ont aucun intérêt dans cette
situation... C’est la raison principale qui m’a porté à choisir, parmi
toutes les options, de signer l'accord du 5 février et partir le 7 février suivant.
Les stratèges de ce gouvernement, qui se croient seuls sur la planète,
instaurent la persécution sous toutes ses formes pour parvenir à leurs
fins. Leur programme majeur a pour nom la "demartellisation". Ce
programme consiste à humilier mes anciens collaborateurs et
paradoxalement, ceux-là même qui m'ont accompagné jusqu'aux derniers
jours de mon mandat. Cette manière de faire démontre l'incohérence et
l'inconsistance de ces persécutions qui fragilisent la démocratie et
anéantissent l'esprit démocratique. Une première tactique a consisté à
les accuser de choses auxquelles ils sont complètement étrangers, que
personne n'a établi. Quand ils considèrent devoir se défendre, ils sont
directement menacés, accusés de contester des déclarations du Président
et privés de leur liberté de mouvement. Un Commissaire du Gouvernement,
ex-député du peuple, qui n’est pas juge des comptes des fonctionnaires
et des Grands commis de l’Etat, commence par établir une liste
d’interdiction de départ avant même d’avoir entendu ses victimes ou
d’avoir vu les dossiers qui leur seraient imputables.
Je
crois en la nécessité de tout administrateur de l’Etat de rendre compte
de sa gestion, cependant si la justice est aveugle, elle ne doit pas se
laisser aveugler.
Que la nation
prenne garde et reste vigilante pour que la nécessaire et indispensable
lutte contre la corruption ne fournisse l’occasion de commettre des
injustices criardes, même au nom de la raison d’Etat, autrement comme
l’avait si bien dit le Président René Préval, dans une situation
semblable «peu de citoyens honnêtes,
compétents et sérieux accepteront de se mettre au service de leur pays
en se persuadant que l’Etat ne peut être habité que par des malveillants
et des médiocres» (sic)
Je n’ai pas signé l’accord du 5 février
pour encourager la violation des droits individuels. Combien de fois ne
vous est-il pas arrivé, Monsieur le Président provisoire, de vous
prononcer dans des domaines qui ne sont pas les vôtres, en déni des
prérogatives et responsabilités des institutions légalement constituées.
En déclarant par exemple, plus d'une fois, aux membres du PHTK que leur
candidat à la Présidence est classé en 5eme position alors que vous
n’êtes pas membre du Conseil électoral ! Qui donc comptez-vous classer
en première position, Monsieur le Président ?
Je
vous invite patriotiquement à vous dépasser et à vous éloigner du chant
des sirènes, car les chantres ne connaissent pas la douleur ni les
responsabilités d’un président de la République. Eux croient que tout
lui est possible. Malheur à un président qui croit qu’il peut tout
faire. Le seul recours d’un chef d’Etat devant ces situations, c’est la
loi ; il doit avoir recours en permanence à la loi. Cela m’a évité bien
des égarements même s’il m’a laissé des inimitiés au sein de mon propre
camp. De toute manière, il y a un choix à faire. Il y a beaucoup de
voies. Moi j’ai choisi de voir les choses avec hauteur, sans
roublardise. Nous devons laisser le temps des dictatures et des
violences politiques derrière nous et renoncer à vouloir contrôler le
pouvoir par tous les moyens, au risque de maintenir le pays dans
l’indignité et le dénuement de ses citoyens.
Si nous voulons travailler à l’instauration de la démocratie en Haïti,
nous devons nous y consacrer de manière déterminée et sérieuse, de
toute notre force, de tout notre être et de toute notre pensée,
tellement la tentation d’aller dans le sens contraire est grande. Le
seul garant, c’est le respect de nos institutions.
C’est dans ce sens que j’avais choisi de rendre visite à tous les
anciens Chefs d’Etat vivant dans le pays. Cette décision n’avait pas
fait l’unanimité autour de moi. Mais ma volonté de rassembler toutes les
élites et toutes les forces du pays pour l’avènement d’une ère de
progrès me l’avait dicté. Je l’ai fait pour rassurer. Durant mon
administration, les libertés politiques ont atteint leur apogée, la
presse, le paroxysme de la liberté. Mes ministres s’exprimaient
librement et je n’ai jamais trouvé aucun mal à l’expression de positions
contraires. Je n’étais pas le Chef mais le coordonnateur. Je n’ai
jamais considéré que j’étais le juge des actes de mes prédécesseurs ou
de leurs ministres. Je n’étais pas obligé de marcher sur leurs voies, je
pouvais revenir sur certaines de leurs décisions, sans essayer de les
mettre en cause. Parce que la Constitution, qui doit être notre
boussole, a fixé la responsabilité de chacun et de chaque institution.
Sur mon bureau et ma table de chevet, il y avait toujours un exemplaire
de la Constitution. Un Président de la République ne doit jamais être
lassé de lire et de relire la Constitution.
Je
sais que vous connaissez ce texte par cœur. On vous attribue, à tort
ou à raison, une connaissance approfondie des questions administratives.
Je vous encourage à lire et à relire la Constitution, nos lois
administratives, les textes de procédure administrative et civile tous
les jours et à ne pas vous en écarter, comme je vous supplie, pour le
bien du pays, de ne pas vous écarter du texte de l’accord du 5 février
que nous avons signé. La patrie vous sera reconnaissante. Ainsi votre
rêve sera comblé, vos vœux exhaussés. Vous aurez acquis estime et
respect aux yeux des Haïtiens et des partenaires internationaux engagés à
nos côtés dans la rédemption du pays. L’Histoire vous rendra témoignage
comme un grand patriote… Avant vous, d’autres ont essayé d’aller dans
le sens contraire de l’Histoire, ils l’ont tous regretté.
Les
évènements de ces derniers jours m’ont motivé à vous écrire cette
lettre. Je le fais en toute humilité et dans un élan patriotique,
pendant qu’il est encore temps. Mon patriotisme me commande de vous
recommander de ne pas céder à la tentation de ceux qui n’attendront pas
le second chant du coq pour vous lâcher.
Veuillez agréer, Monsieur le Président provisoire, les assurances de ma très haute considération.
Michel Joseph MARTELLY
56è Président de la République d’Haïti
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