Critique du livre Haiti will not perish: a recent history
Haïti ne périra pas : une histoire récente de Michael Deibert
Publié le 2018-01-26 | Le Nouvelliste
(Read the original article here)
Culture -
Dans son dernier livre, Haïti will not perish: a recent history, Michael Deibert affiche une fois de plus sa grande connaissance et son profond attachement à Haïti, avec laquelle il entretient une histoire longue de vingt ans.
Son livre retrace l’histoire d’Haïti et les événements qui s’y sont déroulés depuis la guerre d’indépendance de Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe, Boukman et autres jusqu’au décès de René Préval en mars 2017. Son tableau est grand et utilise une palette de couleurs très variées : la santé (y compris l’arrivée du choléra par le biais de troupes des Nations unies) ; les relations avec la République dominicaine; la communauté internationale, en particulier les Nations unies par le truchement de la MINUSTAH ; la CARICOM ; l’influence des États-Unis au fil des décennies ; les élections (toujours entachées d’irrégularités) ; la corruption (toujours présente) ; les portraits d’individus tels que Jean-Bertrand Aristide, Jean-Claude Duvalier et René Préval ; les préjugés en matière de couleur de peau, etc. Son récit des suites du terrible tremblement de terre de janvier 2010 est le meilleur que j’ai lu jusqu’à présent, et son tout premier chapitre, « Istwa » (Histoire), qui couvre la période des années 1840 jusqu’au départ forcé de Jean-Bertrand Aristide en février 2004, est en lui-même un petit chef-d’œuvre.
La qualité de la recherche de Michael Deibert est extraordinaire. Je n’ai pu m’empêcher de me demander comment lui, un auteur blanc, avait pu se faire autant de contacts parmi les Haïtiens noirs. Homme noir moi-même, je me rappelle avec stupeur le moment où, tandis que je visitais une école à Port-au-Prince, un petit écolier m’a appelé « blan » avant même que j’ouvre la bouche. Bien entendu, il ne réagissait pas par rapport à la couleur de ma peau – puisque de manière tout à fait ironique, j’étais plus foncé que lui – mais par rapport à ce qu’il jugeait comme étant mon apparence générale « d’étranger ». Donc de blanc.
Il y a trois questions que j’aimerais soulever suite à la lecture de ce livre.
Tout d’abord, l’attitude des Nations unies par rapport à Haïti (et, j’imagine, par rapport à d’autres situations similaires). À l’époque où j’étais le conseiller spécial de Kofi Annan sur Haïti en 2004, j’avais, à de nombreuses reprises et sans grand succès, cherché à faire accepter la différence entre peacekeeping et peacebuilding, c’est-à –dire entre le maintien de la paix et la construction de la paix. Dans mon rapport final, j’ai dit à Kofi Annan que « j’étais fermement d’avis que le concept de la MINUSTAH tel qu’il existait n’était pas sain, et était en grande mesure non pertinent pour le peuple haïtien, dont le bien-être était d’une importance capitale. Les éléments civils de la MINUSTAH devaient… en grande majorité inclure des aspects de développement choisis après une consultation approfondie avec le gouvernement haïtien et d’autres parties prenantes en Haïti… » Le livre de
Michael Deibert semble indiquer que presque rien n’a changé depuis lors.
Étroitement lié dans l’esprit des bureaucrates de l’ONU, avec leur insistance sur le maintien de la paix, est ce qu’ils appellent – Michael Deibert en parle – la « stratégie de sortie » (exit strategy) de l’organisation. J’ai trouvé particulièrement alarmant, pour ne pas dire contre-productif, qu’une telle stratégie ait pu être formulée avant même que l’ONU – dans le cas d’Haïti, la MINUSTAH – ait mis les pieds dans le pays concerné. On peut apprécier le désir (mis à part les coûts impliqués) de ne pas s’attarder et ainsi de ne pas donner l’impression d’être une force d’occupation. Mais comment traiter sérieusement les problèmes de fonds du pays si on prépare déjà son départ avant même d’être arrivé ?
Ensuite, Gérard Latortue, Premier ministre par intérim suite au départ de Jean-Bertrand Aristide, a été, comme je l’ai écrit un jour, attaqué pendant son mandat comme étant « la marionnette illégitime de l’administration de George Bush ». Ce qui était une accusation parfaitement injuste à l’encontre de cet homme et le Livre blanc publié par son gouvernement de transition, couvrant la période allant de mars 2004 à juin 2006, fait état des avancées non négligeables réalisées par lui et son équipe.
Enfin, les Haïtiens en général. Michael Deibert fait souvent référence et exprime son grand étonnement à ce sujet, à la volonté des Haïtiens non pas vraiment de travailler les uns avec les autres, mais plutôt d’être en situation de conflit permanent au détriment du pays. Il cite Louis-Henri Mars : « La vraie question en Haïti est une question de relations, comme celle-ci : « Sommes-nous unis ou représentons-nous des tribus disparates ? » Pourquoi la réforme institutionnelle est-elle ce feu follet insaisissable ? Pourquoi la corruption au quotidien est-elle si difficile à éliminer ? Pourquoi, malgré toutes les attaques dont elle fait l’objet, l’impunité est-elle si répandue, si naturelle ?
Pourquoi Michèle Pierre-Louis demande-t-elle tristement : « Est-ce que cela signifie que tout ce qui fonctionne doit être annihilé ? » Et Michael Deibert se rappelle qu’en janvier 2012, Michel Martelly avait dit devant le Parlement qu’Haïti était à l’époque « la somme des luttes intestines, des assassinats, des enlèvements, de l’embargo, de l’anarchie, du chaos, de la dégradation environnementale, de l’égoïsme et de la cupidité. Ceci doit changer ». Les choses ont-elles changé ? Si non, pour quelle raison ? A quoi cela sert-il de toujours faire référence à ce passé remarquable si le présent, comme le centre du poème de W.B. Yeats, ne tient pas ?
Michael Deibert a écrit un livre remarquable. Il est détaillé, incisif, sensible, et écrit dans un style assuré qui ne s’arrête jamais pour s’interroger sur quelle direction il va aller. C’est à mon avis une lecture indispensable pour toute personne, originaire d’Haïti ou pas, qui veut comprendre ou bien compléter ses connaissances au sujet des courants de la politique et de l’histoire d’Haïti en général et en particulier des quinze dernières années.
Ce livre tire son titre d’une promesse faite par René Préval en février 2010 à l’Université Notre-Dame à Port-au-Prince. « Haïti ne périra pas », avait-il dit ce jour-là, un mois exactement après le tremblement de terre.
Haïti ne périra pas. Mais quand donc sa population tirera-t-elle profit de manière productive de ses compétences et de son intelligence considérables dans l’intérêt national ? Quand donc Haïti s’épanouira-t-elle ?
Reginald Dumas
Haïti ne périra pas : une histoire récente de Michael Deibert
Publié le 2018-01-26 | Le Nouvelliste
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Culture -
Dans son dernier livre, Haïti will not perish: a recent history, Michael Deibert affiche une fois de plus sa grande connaissance et son profond attachement à Haïti, avec laquelle il entretient une histoire longue de vingt ans.
Son livre retrace l’histoire d’Haïti et les événements qui s’y sont déroulés depuis la guerre d’indépendance de Toussaint Louverture, Dessalines, Christophe, Boukman et autres jusqu’au décès de René Préval en mars 2017. Son tableau est grand et utilise une palette de couleurs très variées : la santé (y compris l’arrivée du choléra par le biais de troupes des Nations unies) ; les relations avec la République dominicaine; la communauté internationale, en particulier les Nations unies par le truchement de la MINUSTAH ; la CARICOM ; l’influence des États-Unis au fil des décennies ; les élections (toujours entachées d’irrégularités) ; la corruption (toujours présente) ; les portraits d’individus tels que Jean-Bertrand Aristide, Jean-Claude Duvalier et René Préval ; les préjugés en matière de couleur de peau, etc. Son récit des suites du terrible tremblement de terre de janvier 2010 est le meilleur que j’ai lu jusqu’à présent, et son tout premier chapitre, « Istwa » (Histoire), qui couvre la période des années 1840 jusqu’au départ forcé de Jean-Bertrand Aristide en février 2004, est en lui-même un petit chef-d’œuvre.
La qualité de la recherche de Michael Deibert est extraordinaire. Je n’ai pu m’empêcher de me demander comment lui, un auteur blanc, avait pu se faire autant de contacts parmi les Haïtiens noirs. Homme noir moi-même, je me rappelle avec stupeur le moment où, tandis que je visitais une école à Port-au-Prince, un petit écolier m’a appelé « blan » avant même que j’ouvre la bouche. Bien entendu, il ne réagissait pas par rapport à la couleur de ma peau – puisque de manière tout à fait ironique, j’étais plus foncé que lui – mais par rapport à ce qu’il jugeait comme étant mon apparence générale « d’étranger ». Donc de blanc.
Il y a trois questions que j’aimerais soulever suite à la lecture de ce livre.
Tout d’abord, l’attitude des Nations unies par rapport à Haïti (et, j’imagine, par rapport à d’autres situations similaires). À l’époque où j’étais le conseiller spécial de Kofi Annan sur Haïti en 2004, j’avais, à de nombreuses reprises et sans grand succès, cherché à faire accepter la différence entre peacekeeping et peacebuilding, c’est-à –dire entre le maintien de la paix et la construction de la paix. Dans mon rapport final, j’ai dit à Kofi Annan que « j’étais fermement d’avis que le concept de la MINUSTAH tel qu’il existait n’était pas sain, et était en grande mesure non pertinent pour le peuple haïtien, dont le bien-être était d’une importance capitale. Les éléments civils de la MINUSTAH devaient… en grande majorité inclure des aspects de développement choisis après une consultation approfondie avec le gouvernement haïtien et d’autres parties prenantes en Haïti… » Le livre de
Michael Deibert semble indiquer que presque rien n’a changé depuis lors.
Étroitement lié dans l’esprit des bureaucrates de l’ONU, avec leur insistance sur le maintien de la paix, est ce qu’ils appellent – Michael Deibert en parle – la « stratégie de sortie » (exit strategy) de l’organisation. J’ai trouvé particulièrement alarmant, pour ne pas dire contre-productif, qu’une telle stratégie ait pu être formulée avant même que l’ONU – dans le cas d’Haïti, la MINUSTAH – ait mis les pieds dans le pays concerné. On peut apprécier le désir (mis à part les coûts impliqués) de ne pas s’attarder et ainsi de ne pas donner l’impression d’être une force d’occupation. Mais comment traiter sérieusement les problèmes de fonds du pays si on prépare déjà son départ avant même d’être arrivé ?
Ensuite, Gérard Latortue, Premier ministre par intérim suite au départ de Jean-Bertrand Aristide, a été, comme je l’ai écrit un jour, attaqué pendant son mandat comme étant « la marionnette illégitime de l’administration de George Bush ». Ce qui était une accusation parfaitement injuste à l’encontre de cet homme et le Livre blanc publié par son gouvernement de transition, couvrant la période allant de mars 2004 à juin 2006, fait état des avancées non négligeables réalisées par lui et son équipe.
Enfin, les Haïtiens en général. Michael Deibert fait souvent référence et exprime son grand étonnement à ce sujet, à la volonté des Haïtiens non pas vraiment de travailler les uns avec les autres, mais plutôt d’être en situation de conflit permanent au détriment du pays. Il cite Louis-Henri Mars : « La vraie question en Haïti est une question de relations, comme celle-ci : « Sommes-nous unis ou représentons-nous des tribus disparates ? » Pourquoi la réforme institutionnelle est-elle ce feu follet insaisissable ? Pourquoi la corruption au quotidien est-elle si difficile à éliminer ? Pourquoi, malgré toutes les attaques dont elle fait l’objet, l’impunité est-elle si répandue, si naturelle ?
Pourquoi Michèle Pierre-Louis demande-t-elle tristement : « Est-ce que cela signifie que tout ce qui fonctionne doit être annihilé ? » Et Michael Deibert se rappelle qu’en janvier 2012, Michel Martelly avait dit devant le Parlement qu’Haïti était à l’époque « la somme des luttes intestines, des assassinats, des enlèvements, de l’embargo, de l’anarchie, du chaos, de la dégradation environnementale, de l’égoïsme et de la cupidité. Ceci doit changer ». Les choses ont-elles changé ? Si non, pour quelle raison ? A quoi cela sert-il de toujours faire référence à ce passé remarquable si le présent, comme le centre du poème de W.B. Yeats, ne tient pas ?
Michael Deibert a écrit un livre remarquable. Il est détaillé, incisif, sensible, et écrit dans un style assuré qui ne s’arrête jamais pour s’interroger sur quelle direction il va aller. C’est à mon avis une lecture indispensable pour toute personne, originaire d’Haïti ou pas, qui veut comprendre ou bien compléter ses connaissances au sujet des courants de la politique et de l’histoire d’Haïti en général et en particulier des quinze dernières années.
Ce livre tire son titre d’une promesse faite par René Préval en février 2010 à l’Université Notre-Dame à Port-au-Prince. « Haïti ne périra pas », avait-il dit ce jour-là, un mois exactement après le tremblement de terre.
Haïti ne périra pas. Mais quand donc sa population tirera-t-elle profit de manière productive de ses compétences et de son intelligence considérables dans l’intérêt national ? Quand donc Haïti s’épanouira-t-elle ?
Reginald Dumas